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La caractérisation de l’établissement
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Il n’est nul besoin de souligner, encore une fois, que l’établissement occupe une place centrale en droit du travail. Il suffit de rappeler que le terme est employé plus d’un millier de fois dans le Code du travail et que les articles et thèses sur cette question ont prospéré (1). Pareille richesse n’empêche cependant pas de mettre un peu d’ordre dans l’efflorescence sémantique et de déceler quatre rôles que joue la notion au sein de cette branche du droit (2). L’établissement détermine d’abord la compétence territoriale de certaines institutions publiques, telles que l’inspecteur du travail (3) ou le conseil des prud’hommes (4). Il forme ensuite l’espace de mise en œuvre de nombreuses prérogatives et obligations patronales (décompte des effectifs, ordre des licenciements, réglementation du travail). Il permet, en outre, la singularisation de normes professionnelles : conventions collectives et règlement intérieur. Il constitue enfin une unité de d’implantation des représentants du personnel. Une attention particulière à ce dernier rôle se justifie tant par le fait que l’établissement constitue le point d’ancrage de la formation de l’intérêt collectif – que par les modifications apportées par l’ordonnance 2017-1386 du 22 septembre 2017 ratifiée par la loi du 29 mars 2018.
Entendu comme unité de représentation, l’établissement constitue une notion pour laquelle, sur la scène juridique, différents discours se sont succédé.
Le premier temps est celui des années 50, moment de construction de la discipline fraichement baptisée droit du travail. Le terme appartient alors au langage de la doctrine (5), laquelle rejoint les analyses de la statistique publique (6). L’établissement désigne une unité technique de production, alors que l’entreprise constitue une unité économique (7). La loi et la jurisprudence restent singulièrement absentes des descriptions faites par les auteurs de l’époque. L’établissement n’est toutefois pas occulté ; il est simplement non problématique. Du reste, le monde social connaît principalement les établissements et la branche (8). La conception doctrinale de l’établissement se cale sur une représentation particulière de la production ancrée dans la figure de l’ingénieur entreprenant : l’organisation de l’entreprise, projet économique, suit une rationalité technique qu’incarne l’établissement.
Au tournant des années 1970, les juridictions supérieures entrent en scène. Le Conseil d’État, pour le comité d’entreprise (9), la Cour de cassation, pour les délégués syndicaux et les délégués du personnel (10), entreprennent de préciser ce que recouvre le terme d’établissement, pour répondre à des contentieux montants sur le territoire d’implantation des représentants du personnel et de leurs intérêts. Cette hégémonie jurisprudentielle sur la notion d’établissement dure plus de 40 ans (11) et ne cesse que récemment.
Depuis quelques années, en effet, le législateur, reprenant, du reste, les lignes de force de la jurisprudence, intervient sur la caractérisation de l’établissement. La loi du 5 mars 2014 livre ainsi une définition de l’établissement au sens des délégués syndicaux. La loi dite Rebsamen du 17 août 2015 éclaire certaines questions liées aux périmètres de l’établissement pour les CHSCT (12). Et l’ordonnance 2017-1386 du 22 septembre 2017 fournit des indications précises pour caractériser l’établissement au sein duquel un comité social et économique d’établissement doit être mis en place par l’employeur.
À ces discours successifs s’entremêle en permanence celui des interlocuteurs sociaux. Aucune étude, fût-elle d’ensemble ou particulière, ne livre un examen des contours des établissements distincts par les conventions et accords collectifs. Mais cette détermination autonome des subdivisions internes de l’entreprise est connue et reconnue et ce de longue date.
De cette polyphonie, il ressort une impression diffuse, comme s’il était difficile de trouver la source la plus légitime de règles : savoir (13), jurisprudence, loi, autonomie collective. De ces incertitudes et tensions, il résulte un agencement juridique spécial. La caractérisation hétéronome (par la loi et la jurisprudence) de l’établissement sert à encadrer la décision unilatérale de fixation de ses contours (I). Mais cette caractérisation est subsidiaire et s’efface devant la détermination autonome – par l’employeur et les représentants des intérêts du personnel – de l’établissement (II).
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